Salut, c’est Sébastien,
En février dernier, je t’ai parlé de bière sans alcool.
De comment cette idée a germé dans ma tête. Des étapes par lesquelles je suis passées, des stratégies que j’ai utilisées.
Entre freins internes, blocages techniques et difficultés à convaincre les décideurs, j’ai mis trois ans et deux brasseries pour voir ce projet aboutir.
Pourtant, il a foiré.
Aujourd’hui, je te raconte la genèse de cette bière, les erreurs que j’ai faites et les apprentissages que j’en ai tirés.
J’ai envie de brasser des bières sans alcool depuis 2018. Depuis ma découverte des canettes du Bock’Ale.
Je t’en parle dans l’Atelier d’Introspection Brassicole, je suis quelqu’un de très intense qui aime bien se mettre des mines de temps en temps.
Mais je déteste aussi l’obligation de ressentir la barre de l’alcool pour boire des bonnes bières.
Je veux pouvoir choisir entre goût et ivresse.
Quand j’ai proposé ce projet à la brasserie, on m’a regardé comme si j’avais vendu mon âme au diable’. “Une bière sans alcool ? Mais c’est dégueu !”
Bon. Va falloir affiner ma stratégie pour leur faire changer d’avis.
Alors j’ai réfléchi.
J’ai commandé un pack de Vanderstreek Playground IPA. Et je l’ai faite déguster à l’aveugle à tout le monde : brasseurs, commerciaux, cavistes, direction.
“Mais c’est super bon !”
“Ça a le vrai goût d’une bière !”
“Si tu nous fais ça, on est chauds !”
Premier apprentissage : essayer de convaincre par les mots ne suffit pas.
Il faut emmener les gens vers leurs propres sensations, vers des preuves qu’ils peuvent voir, sentir, toucher, entendre.
Le premier verrou psychologique éclaté, je pouvais passer à la suite.
Je t’en ai parlé dans cet article, connaître ses consommateurs est indispensable.
Dans notre cas :
Des buveurs d’IPA et de trucs qui tabassent ; attachés à leur territoire ; demandeurs de nouveautés régulières mais pas trop exotiques.
Leur proposer une “bière sans alcool” serait un suicide.
Alors, on a opté pour une “Breizh IPA”.
Une IPA avec eau, malts et houblons bretons, avec un visuel moderne jouant sur les codes de la mer et du gwen-ha-du.
Visuel réalisé par un Breton.
Oui, jusqu’au bout.
Du pur breizhonneg, sauf pour les bouteilles, évidemment, et surtout, la levure.
Car elle est au coeur du concept : une levure non Saccharomyces, une variété de Pichia kluyveri, incapable de produire plus de 0,3% d’alcool.
Ensuite, je passe à la recette.
Qu’est-ce qu’on a en stock ?
Du Vienna de chez Yech’ed Malt.
Du Chinook, Brewer’s Gold et Nugget de la houblonnière de Lezerzot.
Allez, c’est parti, on mélange tout ça.
N’ayant aucune expérience avec la levure en question, je demande à mon fournisseur : quels problèmes on risque de rencontrer ?
Dans l’idéal, le parcours qu’il me conseille est le suivant :
Y a plein d’inconnues : quel plan d’empâtage suivre ? quelle quantité d’acide lactique ajouter ? comment pasteuriser ?
Je suis alors face à un trilemme : abandonner le projet, multiplier les essais pour avancer petit à petit, ou balancer la sauce..
On a balancé la sauce.
On garde notre plan de brassage. Grâce aux analyses nutritionnelles, on connaitra le ratio fructose-glucose / maltose. Cette info nous sera primordiale pour les futurs développements.
On ajoute l’acide lactique au fur et à mesure, jusqu’à obtenir le bon pH. J’ai finalement eu la main un peu lourde ! Tant pis, on verra ce que ça donne !
On ajoute les nutriments, on suit les conseils du fournisseur pour le plan de fermentation.
On tente un dry-hop Chinook / Nugget.
On passe au froid, on purge.
On carbonate à la bougie frittée, on conditionne en 33 cl.
Et c’est tout.
Pas de traitement thermique : j’ai pas envie de prendre le temps de chercher une solution pour pasteuriser à l’arrache 8 000 bouteilles.
Donc je décide d’envoyer quand même.
Je prends le risque, je prends la responsabilité.
Je suis trop près du but pour abandonner.
On goûte.
Putain c’est bon.
Mais rien à voir avec une IPA.
Ça donne une sorte de blanche citronnée, très rafraichissante, qui tombe à point nommé en pleine canicule.
On décide alors de changer le nom et d’adapter l’étiquette, pour que le visuel soit cohérent avec le contenu de la bouteille.
Vienna Citrus est née.
Les analyses labo reviennent : 0,3% d’alcool, avec légère présence de levure oxidative, mais je m’inquiète pas plus que ça.
J’étais tellement emballé d’avoir rendu concret ce projet, que j’ai pas vu la menace.
Je valide et on envoit en commercialisation.
J’aurais pas du.
Trois mois plus tard, je reçois un mail avec une photo. Sur l’étagère d’un caviste brestois, aux côtés d’autres bières artisanales : une Vienna Citrus coupée net, le liquide étalé sur le bois brut.
Elle avait explosé.
Le cauchemard.
3 bars de pression dans la bouteille.
Oh la vache. Et j’ai laissé passer ça !
Personne n’a été blessé.
Toutes les bouteilles ont donc été rappellées, les clients ont été remboursés.
Et ça m’a servi de leçon.
Le risque était calculé : sur 3500 hl annuels, c’est pas un brassin de 25 hl qui va mettre la sociéte en péril.
Cette bière a eu un déclic dans la mentalité de l’entreprise : une bière sans alcool, ça peut être bon, en fait !
J’ai puisé dans les solutions “simples” à ma disposition (baisser le pH du moût à l’acide lactique, utiliser une levure du genre Pichia, carbonater à la bougie frittée, conditionner en iso).
Et j’insiste encore une fois sur un paramètre indispensable : j’avais les bonnes personnes avec moi. Des gens qui travaillent proprement et prêts à adapter leurs habitude pour ce projet déroutant, prêts à me suivre dans mes délires.
Mais j’ai laissé mon orgueil prendre le dessus.
Je n’ai cependant pas dit mon dernier mot, il y a trois leviers principaux sur lesquels je suis bien décidé à jouer :
Après le succès de toutes ces éphémères, j’ai voulu nous pousser dans nos retranchements.
Exploser les certitudes pour nous forcer à nous remettre en question.
Taper la limite de notre process du moment.
Elargir notre zone de confort.
Pour apprendre.
Et progresser.
Et si c’était à refaire, je referais pareil.
Enfin, presque pareil.
Bonne semaine à toi,
À vendredi,
Sébastien